Le cheminement intérieur de Marthe Robin est dévoilé grâce à la publication de son "Journal". Découvrez-le en ligne...
L’amour plus fort que la souffrance
La souffrance peut-elle devenir féconde ?
Conférence du Père Bernard Michon, donnée au Festival Marial à Paray-le-Monial (août 2009).
Dans toute vie, il y a des épreuves et des souffrances. Il y a aussi le poids de nos diverses responsabilités. D’où la question qui sera le fil continu de cette méditation : le poids de nos responsabilités, les épreuves de la vie, voire la souffrance, peuvent-elles devenir fécondes ? Peuvent-elles apporter un plus, et lequel ? Je vous propose de partir de la vie et de l’expérience de Marthe Robin. Je procéderai par trois approches…
1. D’abord, en commençant par l’extérieur, les souffrances les plus visibles
Marthe, vous le savez, a beaucoup souffert, depuis sa petite enfance, déjà avec le décès de sa sœur, et la maladie qui l’a rejointe, elle, très vite. Cette adolescente grandit en même temps que la maladie, avec des hauts, des bas, de légères rémissions pouvant lui donner l’espoir de retrouver une vie normale, mais voilà que la maladie revient et la paralyse de plus en plus. Ces souffrances sont physiques : dans la cuisine de sa ferme, elle a crié, elle s’est retrouvée par terre, terrassée. Ce sont aussi des souffrances dans sa sensibilité. Elle a énormément aimé sa famille, ses parents, son frère Henri qui était son parrain, ses sœurs. Mais eux-mêmes étaient bien désemparés devant sa maladie : des médecins sont venus, Marthe est même allée en cure, et cela n’a pas servi à grand-chose. La famille voit et ne comprend pas. Dans ce milieu rural, on n’aime pas avoir quelqu’un de malade dont on ne sait que dire. C’est pourquoi cet état de fait a certainement suscité, à un moment ou l’autre, des réactions difficiles de la part de l’entourage et des voisins qui ne comprennent pas. Quelques-uns vont deviner que ce qu’elle vit est d’abord intérieur, avec Dieu ; mais d’autres, et beaucoup, vont dire n’importe quoi. Je pense que Marthe, dans sa grande sensibilité, avivée encore par sa propre souffrance, devait ressentir très douloureusement cette incompréhension qui la montrait du doigt et l’isolait.
Un ou deux prêtres et quelques familles vont assez vite accueillir ce qu’elle vit, persuadés que c’est une Œuvre de Dieu.
Mais quoi ? Personne n’en sait rien. Et Marthe est la dernière à pouvoir répondre à cette question. Voilà pourquoi, même quand le Seigneur lui confie une Œuvre qu’elle découvre peu à peu, vers 1933, elle dira elle-même qu’elle se sent dépassée : « Je suffoquais d’angoisse à la seule pensée de ce que j’avais à dire de la part du Seigneur », et le dire à qui ? à son curé, le Père Faure. Ce n’est pas qu’elle a peur de son curé, elle l’estime beaucoup, même si par tempérament il est un peu rude. Plus tard, elle dira : « On dit que monsieur le curé est bon, mais, quand il vient me voir, il doit laisser sa bonté à la porte. » Je comprends le Père Faure. Il se sentait lui aussi dépassé, et il craignait de se tromper. Voilà pourquoi il était sur la réserve ; ce n’était pas de la méfiance, mais de la prudence. N’empêche que, pendant des mois, Marthe a peur de ce que Jésus lui demande : « Je suffoquais d’angoisse à la seule pensée de ce que j’avais à dire »...
Après coup, peut-on entrevoir ce que cette accumulation de souffrances a apporté à Marthe ? Il me semble qu’on peut commencer à le formuler ainsi : ces épreuves vont être comme un creuset, qui va lui apporter une plus grande humanité, avec un fond d’humilité, qu’elle gardera toute sa vie. Marthe a touché le fond, le fond de la souffrance, de la détresse et de la solitude, de l’épreuve à la fois physique, sensible, et un jour on dira “spirituelle”. Plus tard, Marthe verra pourquoi de ce bas-fond, de ces “enfers” (au sens étymologique), elle va recevoir l’intelligence du cœur, une possibilité exceptionnelle, hors du commun, d’accueillir et de comprendre de l’intérieur, par expérience, ceux qui souffrent, quelles que soient leurs épreuves et leur détresse. Ceux qui souffraient percevaient en elle quelqu’un à leur niveau, quelqu’un qui n’était pas au-dessus ni à côté, ni au ciel, mais qui les accueillait en les comprenant tout de suite, comme d’instinct.
Marthe ne va pas seulement accueillir les personnes qui s’approchent d’elle, “sympathiser” avec elles, au sens étymologique (“pâtir avec”, compatir), mais elle va prendre sur elle leur mal, une partie de ce qui les fait souffrir, et ces personnes sont surprises d’être restées auprès d’elle, ne serait-ce que quelques minutes, et de ressortir de chez elle avec un poids en moins... Un jour, un paysan du Vercors était venu lui apporter des pommes de terre. Cet homme avait hésité à se mettre en route à cause du mauvais temps, mais aussi parce qu’il avait de la fièvre. Il est quand même venu apporter ses pommes de terre. Tous deux ont parlé de choses et d’autres. Cet homme est reparti, heureux de sa visite ; il allait mieux. Et le lendemain, c’est Marthe qui avait une grosse fièvre qui l’a tenue plusieurs jours.
“Prendre sur soi” : dans l’Écriture, c’est la mission du serviteur. Isaïe l’a entrevu, au chapitre 53 : un mystérieux serviteur prend sur lui le péché des multitudes, et le même serviteur fait venir sur elles la Justice de Dieu. Plus tard, le réalisme et l’ampleur de cette Parole de Dieu seront illustrés, vérifiés, “accomplis” par Jésus. Et ce chapitre 53 d’Isaïe restera, dans la première proclamation de l’Évangile, une référence explicite, parfois ténue, mais constante.
Je n’ai pas connu cet homme du Vercors, mais j’ai connu ses enfants, ses petits-enfants. J’imagine que cet homme, comme bien des familles de la Galaure, n’a pas parlé religion avec Marthe : ils ont dû parler du travail de chacun, de la vie quotidienne. Mais Marthe prend sur elle... Elle a cette capacité, non seulement d’accueillir et de comprendre de l’intérieur ceux qui souffrent, mais aussi de prendre à cœur et comme d’absorber une part de leurs épreuves.
Je me souviens être passé chez elle, un soir ; j’avais plusieurs choses lourdes à porter. Je suis resté dans la cuisine, car il y avait trop de monde dans sa chambre. J’ai pu prier un instant, et en repartant, je n’avais plus ce poids sur les épaules. D’où cela vient-il ? Marthe “prend sur soi” comme le Serviteur du Seigneur, comme Jésus dans l’Évangile, au contact des malades et même de la mort (cf. Mt 8.16 et 17)... Le salut chrétien consiste en cet échange, en cette double osmose. Par Lui qui en fait les frais, les péchés sont enlevés et, par lui qui en a la divine puissance, l’Esprit Saint est donné, répandu à profusion.
De cette expérience extrême de la souffrance qui va l’accompagner jusqu’à sa mort, vient aussi chez elle ce réflexe de toujours aller à l’essentiel. Avec elle, c’est toujours simple, c’est toujours l’essentiel. Quand on a souffert, il y a effectivement d’anciens besoins qu’on laisse de côté parce qu’on réalise qu’ils ne sont plus l’essentiel. La souffrance décape et, comme dit Jésus, elle « émonde » (cf. Jn 15) : « Purifiés, vous l’êtes déjà par la Parole du Seigneur. » Que fait le Père ? Il émonde, non pas pour faire souffrir, mais pour que, en nous émondant, nous soyons davantage féconds. Jésus choisit une magnifique comparaison pour nous aider à comprendre : une vigne qui n’est pas émondée ne va donner que des feuilles. Or le but d’une vigne, ce n’est pas de donner de belles feuilles, mais de beaux fruits... J’aimerais tellement que vous entriez vous aussi dans ce passage étroit qui va vous ouvrir à la fécondité de vos difficultés, de vos épreuves de la vie, de la charge de vos responsabilités.
Il me semble que c’est ce que Marthe a retenu, et de quelques-unes de ses paroles nous avons fait un chant : « Que tous les jours de notre vie, chaque instant de notre vie soit offert avec Jésus et en Jésus au salut des âmes. »
« La souffrance est un travail de vie et d’amour, c’est une richesse à offrir et à donner, car les difficultés ne sont plus obstacles, mais des moyens pour mieux aimer Jésus. »
« Il faut mourir si souvent, aimer et prier, la souffrance offerte nous rachète et nous sauve. Par le renoncement, on peut beaucoup plus obtenir que par le succès de nos plus grands désirs. »
La souffrance est un “travail”, au sens maternel d’un travail d’enfantement. Elle est un “travail de vie et d’amour”, comme une femme qui souffre pour donner la vie.
2. Une deuxième approche : la fécondité vient de Jésus Sauveur et Rédempteur
Ce n’est pas la souffrance qui est féconde en soi – on peut rester des années dans la révolte – mais elle peut devenir un chemin pour une union plus grande avec Jésus Sauveur, Jésus Rédempteur. Autrement dit, la fécondité viendra de Jésus, de Jésus souffrant pour être le Rédempteur. Rappelez-vous le témoignage des habitants de Sichar à la fin du chap. 4 de saint Jean, disant à la femme de Samarie : « Ce n’est plus sur tes dires que nous croyons, mais nous l’avons nous-mêmes vu, » nous l’avons expérimenté, « il est, lui, le Sauveur du monde ». C’est en lui qu’il faut plonger avec ses épreuves personnelles, professionnelles, relationnelles, affectives, morales, intérieures, spirituelles, et même nos épreuves mystiques. Il est la clé qui va permettre d’ouvrir la souffrance, de lui donner une fécondité, comme la vigne qui, quand elle est taillée, produit un “polycarpe”, c’est-à-Marthe, dire un beau fruit. C’est l’expérience fondatrice que Marthe va faire, pendant cinquante ans, chaque semaine : elle va expérimenter cette exceptionnelle fécondité en Jésus, de la propre souffrance de Jésus et de la Sainte Vierge avec lui, et de la propre souffrance de tous ceux qui la visitent, avec la sienne, immense, constante.
La compassion de Marthe est christocentrique : ce n’est pas pour se mettre en avant, loin de là, mais c’est pour tourner ces personnes vers Jésus, car il n’y a qu’en Jésus que les souffrances, les difficultés de la vie, le poids des épreuves et des responsabilités peuvent devenir féconds. C’est tout l’amour de Marthe pour Jésus.
On pourrait dire qu’il n’y a qu’une “chose” qui l’intéresse : Jésus, Jésus Sauveur, le mystère de la Rédemption du monde. Voilà pourquoi elle plonge dans ce mystère, chaque semaine, pendant plus de cinquante ans, pour nous, pour tous, pour ceux qui viennent la voir, pour ceux de la Vallée, pour ceux qui sont de l’autre bout du monde : ils seront étonnés devant cette femme qui les reçoit si simplement, qui entre avec eux dans une telle qualité de relation – que ce soit un paysan qui a des soucis avec ses bêtes, un universitaire, ou M. Jean Guitton de l’Académie Française... Marthe n’est pas là pour se raconter, elle est là pour plonger dans le mystère de Jésus, autrement dit : pour nous y entraîner tous, nous y “exciter” comme elle dit.
« Ce ne sont pas mes conseils qui vous aideront, c’est ma prière. S’il y avait quelque chose de meilleur que la prière, Notre Seigneur nous l’aurait enseigné. » Et la prière, c’est l’oraison, c’est de plonger dans le mystère de Jésus, du Jeudi saint au soir au matin de Pentecôte. Marthe dira aussi, en parlant du Jeudi saint au soir et du Vendredi saint : « Que de grandes choses renfermées en ces quelques heures à jamais fécondes ! » Et à un prêtre : « Tous les chrétiens ont à participer à la Passion du Christ, à achever en leur corps ce qui manque à la Passion du Christ total. (Marthe parle ici comme saint Paul ; et elle ajoute ce qui constitue sa mission) : Moi, je ne suis qu’un signe, un rappel pour tous les chrétiens. »
Ce ne sont pas mes conseils qui vous aideront, c’est ma prière. S’il y avait quelque chose de meilleur que la prière, Notre Seigneur nous l’aurait enseigné.
3. Troisième approche, pour avancer sur ce chemin avec la Vierge Marie
Marthe découvre très vite que Marie est la mieux placée pour nous précéder et nous accompagner sur ce chemin, pour nous permettre de plonger – vous le remarquerez : j’emploie souvent ce verbe “plonger” qui, en grec, désigne le baptême – oui, il nous faut être baptisés dans le mystère de Jésus, le Sauveur du monde, celui qui réconcilie les hommes avec Dieu, les hommes d’hier, d’aujourd’hui, vous, moi, telle situation, telle épreuve, telle vocation, telle difficulté, telle humiliation de l’Église dans l’apostolat.
Marie est la mieux placée, pourquoi ?
D’abord, parce qu’elle a partagé intégralement toutes les souffrances de son Fils, dans une communion d’âme. Marie n’était pas tout le temps à côté de Jésus. Durant son ministère public, elle est souvent avec les autres femmes, alors que Jésus est avec les foules, sur les collines de Galilée, pendant toute la journée.
Mais Marie vit une union d’âme avec lui – cela va infiniment plus loin que le sentiment : ce n’est pas l’union des cœurs qui entraîne l’union des âmes ; c’est une union d’âmes qui se transforme en union des cœurs, et l’union des âmes et des cœurs fait qu’on partage, même physiquement, la même épreuve, la même passion « pour Jésus et pour les âmes ».
Marie a partagé toutes les souffrances de son Fils, et elle nous fait entrer dans son propre “travail” d’enfantement, son travail à elle de femme, de mère : le Christ ressuscité ne meurt plus, mais maintenant c’est nous qui avons à naître à cette Vie. C’est pourquoi Marie devient notre Mère quand Jésus lui dit : « Femme, vois, ici, ton fils. » Et à partir de cette heure, Marie entre dans ce travail d’enfantement avec Jean, avec les autres apôtres pendant les dix jours au Cénacle. Marie va les enfanter, elle va souffrir pour qu’ils entrent dans le monde de Jésus, le monde de la Résurrection, le monde de la Pentecôte.
Je vous rappelle que Jésus lui-même, avant d’entrer dans sa Passion, s’est comparé à une femme qui va accoucher (Jn 16.21), c’est tout à fait étonnant, mais c’est l’image la plus vraie qui soit : cette souffrance, cette épreuve qu’il va traverser lui permettra de mettre au monde l’Église, un homme nouveau, un ciel nouveau, une terre nouvelle. Saint Paul étendra cette image à tout le cosmos : « la création elle-même gémit dans les douleurs d’un enfantement ». Et Jésus invitera même à lire les grands événements qui touchent le monde – les renversements politiques, les guerres, les rumeurs de guerres, les royaumes contre les royaumes, çà et là des famines – tous ces drames, comme des “contractions” (Mc 13.7-8), c’est le mot technique, comme des douleurs d’enfantement.
Je termine par un texte de Grignion de Montfort, où nous trouvons le mot “souffrances” : « Soyez donc persuadés que plus vous regarderez Marie en vos oraisons, contemplations, actions et souffrances, et plus parfaitement vous trouverez Jésus-Christ qui est toujours avec Marie, grand, puissant, opérant. Ainsi, bien loin que la divine Marie, toute perdue en Dieu, devienne un obstacle pour arriver à l’union avec Dieu, il n’y a point eu jusqu’ici, et il n’y aura jamais de créature qui nous aide plus efficacement à ce grand ouvrage. » (Traité de la Vraie Dévotion, n° 165)
C’est la grâce que la Sainte Vierge est en train de donner en Afrique, au Rwanda, depuis les apparitions de Notre Dame de Kibeho (de 1981 à 1989). Kibeho est maintenant un pèlerinage, non seulement reconnu par les évêques du pays, mais soutenu par Rome. Des dizaines de milliers de gens marchent pendant huit jours ou quinze jours, avec un bâton de canne à sucre comme bâton et comme nourriture, pour venir à Kibeho. Là, la Sainte Vierge s’est montrée à trois jeunes filles : en particulier une certaine Marie-Claire à qui elle a demandé de redécouvrir le chapelet des Sept Douleurs de la Sainte Vierge. Ce n’est pas pour redécouvrir une vieille tradition qu’on avait oubliée, mais pour découvrir que Marie est la mieux placée par ses propres souffrances à vivre une union d’âme, de cœur, de corps avec Jésus, et cette union d’âme, de cœur, de corps avec Jésus donne une extraordinaire fécondité, une nouvelle espérance à ceux qui viennent se plonger dans les sept douleurs les plus importantes de la Sainte Vierge dans son union à Jésus (et les trois premières avec saint Joseph).
C'est par Marie et avec Marie et en Marie que j'irai à Jésus et serai toute à Lui.
Si l'on savait de quelle délicieuse et intime union goûtent et jouissent les âmes qui vivent dans la compagnie de la divine Mère de Jésus, notre Mère.